Théâtre-forum intérieur au Sénégal – carnet de voyage

Dakar, les 17 et 18 Janvier 2024,

Me voici à nouveau à Dakar, dans la baie de Hann. Les souvenirs affluent, plus particulièrement ceux liés à notre première venue, en 2006, lorsque la compagnie de théâtre Kaddu Yarraax nous avait invité à un festival de théâtre-forum. 



Ce furent nos premiers premiers pas en Afrique noire, la découverte inspirante de l’hospitalité sénégalaise , « la Teranga »  et les prémisses d’une collaboration pérenne et fructueuse.

 

Pas loin d’une station de TER, le local de Kaddu. Le quartier, s’est pavé et embelli. Retrouvailles chaleureuses avec Diol et Leyti

La salle est spacieuse.
12 participant.es Bérangère et Moussa m’assistent. Petit déjeuner d’accueil.
Tout est prêt pour embarquer dans la formation sur le théâtre-forum intérieur, approche que Laurène Grangette et moi avons créée.

Nous revisitons le chemin qui nous a conduit au TFI. En premier lieu, le théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal, dont nous illustrons l’esprit par la scène suivante : 


Une personne blanche, assistée d’une personne noire, garde l’entrée d’un espace nommé « Le temple du savoir ». Une personne noire enthousiaste se voit refuser l’entrée de par sa couleur de peau. 

La tension est palpable  chez les participants, tous sénégalais. Tristesse, colère, incrédulité. 

Puis nous refaisons la même scène  mais cette fois-ci, le temple du savoir est tenu par un homme assisté d’une femme et c’est une femme qui se voit refuser l’entrée de par son genre.

Sans surprise, les femmes sont plus choquées que les hommes : La sensation d’injustice est souvent plus intense lorsqu’on fait partie de la population discriminée.

S’en suit un échange sur nos ressentis face à une loi discriminatoire : Quelles histoires nous-a-t-on racontées sur la suprématie des blancs sur les noirs ? Des hommes sur les femmes ? Les a-t-on crues ? Les croit-on encore ? Les justifie-t-on ? 

Comment faire évoluer ces lois ?

Des tentatives sont proposées : 

individuelles au départ, qui se heurtent à la puissance de ceux qui détiennent le pouvoir : « Si vous insistez, j’appelle la police » 

collectives :  une participante interpelle les témoins de cette injustice qui se lèvent d’un bloc pour la soutenir. La gardienne blanche prend peur et suggère de les laisser passer, l’assistante noire refuse et les menace d’un fusil. Cette posture radicale au service des dominants choque et interroge. Est-ce le prix à payer pour être intégrée dans le clan des dominant.es ?

Faire évoluer les mentalités et les lois pour en finir avec les discriminations, tel est l’enjeu du théâtre de l’opprimé. 

Que se passe-t-il lorsqu’un conflit éclate entre deux personnes ou communautés dont la relation s’inscrit dans un contexte plus égalitaire (parents/enseignants, relations de voisinage, relations amicales…) ? 

C’est ce que nous explorons à Etincelle depuis 25 ans, le théâtre-forum relationnel, dans lequel nous tentons de mieux appréhender ce qui se joue dans la rencontre avec l’Autre.

C’est le deuxième jalon que nous revisitons, au travers de la scène suivante: 

Deux ami es, un sénégalais et une française, ont rendez-vous pour aller au théâtre. Ali arrive une heure en retard, le sourire aux lèvre, Stéphanie est en colère. Ali tente de se justifier, de trouver des solutions pour sauver leur soirée mais Stéphanie ne veut rien entendre et part. 

Des échanges sur la relation au temps qui diffère en fonction des cultures, l’incompréhension du comportement de l’autre, les histoires que l’on se raconte (il ne me respecte pas, elle dramatise…). 
Des remplacements permettent : 

  • d’explorer ce qui motive ces comportements : Du côté d’Ali, la difficulté de refuser de rendre un service, l’importance du lien, de la politesse, au risque d’être en retard ; du côté de Stéphanie, l’importance d’être à l’heure comme marque de respect, l’envie d’avoir suffisamment de temps ensemble. 
  • d’arrêter d’accuser l’autre et de se justifier pour prendre la responsabilité de ses paroles et de ses actes,
  • de s’excuser sans culpabilité mais avec l’intention de chercher ensemble ce qui pourrait évoluer dans la relation pour prendre soin de la sensibilité de chacun.e.

Le théâtre-forum relationnel invite à être curieux de soi et de l’autre dans le conflit pour mieux se connaître et pacifier la relation.

Après avoir pendant des décennies pratiqué le théâtre-forum relationnel, il nous est apparu que les conflits qui se manifestent dans nos vies, sont peut-être simplement le reflet de nos conflits intérieurs, la mise en lumière de notre psyché.

Et si nous cessions de chercher à l’extérieur la réponse à nos questions ou la cause de nos tourments ? Et si nous nous tournions vers l’intérieur afin d’observer ce qui se trame dans les profondeurs ? Quels personnages habitent en nous ? Quelles mémoires continuent de nous activer à notre insu ?

Le théâtre-forum intérieur est un processus d’introspection qui prolonge les expérimentations  d’Augusto Boal relatées dans son ouvrage « L’arc-en-ciel du désir » :  « Désactiver » les flics présents dans nos têtes et les histoires encore actives à notre insu. 

Nous proposons un exercice pour s’initier à cette approche : Partager une part de moi que j’aime bien à quelqu’un.e qui reflète mes propos en jouant cette part, puis partager une part que j’aime moins, me fait honte ou me met en difficulté et, à nouveau, en recevoir le reflet au travers de l’écoute corporelle d’un.e autre. 

Puis une participante (que nous appellerons Alma pour respecter la confidentialité du travail) souhaite aller à la rencontre d’une part qui se manifeste dans l’expression de son visage fermé.  C’est ce que les autres lui renvoient. Elle aimerait comprendre pourquoi son visage se ferme à son insu. 

Des participant.es viennent jouer cette part et lui offrent ainsi plusieurs reflets. De par cette mise en corps,  émerge l’hypothèse que cette part tente de la protéger de sollicitations extérieures en créant une sorte de « portail ». Ce qu’Alma confirme. Oui, ce visage fermé lui permet de préserver son monde intérieur mais cela la coupe également de relations enrichissantes. En comprenant mieux l’intention de cette part, Alma peut  choisir plus consciemment de se rapprocher ou de s’éloigner des autres. 

Cette question de la préservation de l’intimité revient à plusieurs reprises dans le stage et questionne la dimension culturelle où la communauté prime sur l’individualité : Ai-je le droit à cet espace personnel ? Comment est-il perçu par la communauté ? 

Cette pratique d’introspection se révèle peu familière pour les participant.es, comme nous le signale l’un d’entre eux, et nous leur proposons quelques exercices de méditation guidée et de jeux avec les émotions pour les accompagner  sur ce chemin vers l’intériorité. 

Puis plusieurs personnes vont, l’une après l’autre,  rencontrer des parts qui les mettent en difficulté : une part qui rejette les autres pour se concentrer sur son travail, une part qui exige l’exclusivité dans la relation, une part qui est jalouse de la réussite des autres…

Des parts souvent jugées par une autre part qui craint les conséquences sociales que cela pourrait avoir si on leur faisait trop de place, appréhende que la personne soit rejetée par la communauté. 

Grâce à la mise en jeu de ces parties, émerge pas à pas leurs intentions, leurs stratégies, leur solitude et leur détresse parfois. Lorsque ces parties se sentent enfin vues et entendues, c’est tout le système intérieur qui se détend et favorise un mieux-être.

Pour terminer, je souhaiterais saluer la qualité de présence des participant.es, leur authenticité, leur honnêteté intellectuelle, le courage de partager leurs émotions et la confiance qu’ils m’ont accordée pour les accompagner. 

En deux jours, nous avons vécu des moments émouvants qui m’ont profondément touchée et également des moments de rires et de légèreté. En s’aidant les un.es les autres à s’ouvrir à notre humanité, nous semons, me semble-t-il, des graines d’authenticité et d’émerveillement devant la beauté de notre diversité humaine. 

Je repars avec un point d’interrogation sur la pertinence de cette approche « occidentale » au sein de la culture africaine. Cela a-t-il du sens ? Il me semble que oui, au vu de l’intérêt que les participant.es ont montré dans le stage mais c’est une question que j’aimerais approfondir avec elles/eux. Laissons décanter !

Gratitude à Mamadou Diol de nous avoir offert cette opportunité. 

Véronique 

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