L’approche intégrale de Ken Wilber

 Article de Jacques Ferber

Introduction

La vision intégrale fait référence à l’oeuvre de Ken Wilber, penseur américain, encore très peu connu en France, bien qu’étant l’un des auteurs les plus traduits dans le monde.
Wilber part d’une constatation : aujourd’hui, pratiquement tous les contenus de toutes les cultures nous sont disponibles. Cela signifie que la connaissance est maintenant globale et que l’ensemble des réflexions, concepts, savoirs, théories, expériences et philosophies de pratiquement toutes les civilisations (prémodernes, modernes ou postmodernes) nous sont maintenant accessibles.
A partir de cette considération, que se passe-t-il si l’on cherche à comprendre ce que toutes ces civilisations peuvent nous dire sur le potentiel humain ? Que trouve-t-on si l’on se met en quête des points essentiels du développement humain, fondé sur l’ensemble des cultures disponibles, des grandes traditions ? Qu’obtient-on si l’on tente de créer une carte aussi complète que possible, une carte intégrale qui inclue les systèmes de pensée les plus avancés, les sagesses les plus profonds, les expériences les plus pertinentes de toutes ces cultures ?
C’est ce qu’a fait Ken Wilber, en s’appuyant lui-même sur d’autres auteurs qui avaient commencé le travail avant lui : A. Maslow, J. Piaget, L. Kohlberg, C. Graves et D. Beck, Jean Gebser, Sri Aurobindo, Teilhard de Chardin, Plotin, Shankara, N. Elias, C. G. Jung et bien d’autres.
Le principe consiste à assembler et à mettre en corrélation toutes les vérités que chaque culture prétend détenir. En mettant ensemble ces « vérités », on les considère comme partiellement vraies, c’est-à-dire vrais dans leur domaine de référence. Un peu comme la physique Newtonienne qui est vraie tant qu’on ne va pas trop vite ou qu’on ne va pas dans l’infiniment grand ou l’infiniment petit. Ensuite on essaye d’assembler toutes ces vérités partielles en un système intégré en se posant toujours la question : quel est le cadre, le système général qui permette d’intégrer le plus grand nombre de ces idées en un tout cohérent? Comment articuler au mieux les pièces de ce puzzle gigantesque ? Comment définir un « framework », un cadre conceptuel, une vision du monde qui incorporerait l’ensemble de ces vérités partielles et constituerait ainsi une compréhension générale et globale du monde?
Le résultat de cette recherche résulte en un système, le “système intégral” que Wilber élabore, améliore et peaufine au travers de ses nombreux livres qui traitent aussi bien de psychologie, de spiritualité, de sociologie, d’histoire des idées que de théories de l’art, d’éthique ou de philosophie. De plus, il ne s’agit pas seulement d’une grande fresque théorique, mais aussi, et surtout depuis trois quatre ans, d’une base pratique pour le développement individuel et collectif, d’une plate-forme pour aider l’humanité dans son évolution.
Ce système intégral, bien qu’apparemment très complexe, apparaît finalement comme étant à la fois relativement simple et très élégant. Il s’agit d’ailleurs peut être de la qualité essentielle de K. Wilber : savoir intégrer tout un ensemble de pensées en un cadre cohérent, pratique et relativement facile à appréhender, même s’il révèle, une fois qu’on le connaît mieux, des richesses fabuleuses, des profondeurs insoupçonnables. Tout le système intégral (qu’il appelle AQAL) tient en cinq notions fondamentales : les niveaux, les quadrants, les états, les lignes, états et les types, et surtout dans leur interconnexion, dans leur relation les uns aux autres. Les quadrants et les niveaux (states) constituent le coeur de son modèle.
Les quadrants 

Les quadrants constituent un ensemble de perspectives à partir desquelles on peut appréhender quelque chose, une situation, un système, un être et donc soi-même. Ces perspectives résultent du croisement de deux dimensions d’analyse: interne-externe d’une part, et individuel-collectif d’autre part. Lorsqu’on croise ces deux dimensions on obtient quatre perspectives qu’il nomme les quadrant  Ces quadrants, représentés sur la figure 1, sont les suivants :

  • Le quadrant en haut à gauche présente la perspective individuelle/intérieure (I-I). C’est le lieu de la conscience, des états mentaux, du ressenti et de la subjectivité individuelle, et donc le domaine traditionnel de la psychologie.
  • Le quadrant en haut à droite, le quadrant individuel/extérieur (I-E) correspond  au point de vue extérieur que l’on peut avoir sur le monde. C’est le lieu de l’observation scientifique, de la compréhension des phénomènes, etc.. Pour résumer, c’est le point de vue du ‘cela’, de quelque chose que l’on perçoit à l’extérieur de soi-même, et donc de l’objectivité. C’est donc le domaine traditionnel des sciences dures, et, dans les sciences humaines de l’analyse du comportement.
  • Le quadrant situé en bas à gauche, collectif/intérieur (C-I) est celui de l’intersubjectivité : c’est le domaine des idées, des modèles, des mentalités, de la culture. C’est le domaine d’étude de la psychologie sociale, de l’anthropologie culturelle, de l’histoire des idées, des “cultural studies” anglo-saxonnes. C’est le lieu où les intériorités sont partagées au sein de ce que nous avons appelé l’intersubjectivité.
  • Le quatrième quadrant, porte sur le collectif/extérieur (C-E), c’est-à-dire sur les systèmes collectifs tels qu’ils sont appréhendés de l’extérieur. C’est le domaine de l’analyse économique et sociale, de l’étude des infrastructures sociales, des traces collectives (documents, bâtiments, zones, etc..), et donc le lieu de l’organisation collective. Les sciences économiques, une grande part de la sociologie et de l’ethnologie, la géographie travaillent plus spécifiquement sur ce quadrant.

Cette grille de lecture permet d’appréhender une situation ou un évènement selon des perspectives complémentaires : quels sont les faits et les comportements observés (quadrant I-E), comment cela est analysé, vécu et ressenti par une personne (quadrant I-I), quelle est l’organisation sociale qui sert de cadre à cette situation ou cet événement (quadrant C-E) et enfin quelles sont les représentations sociales, les mentalités qui sont présentes au niveau collectif (quadrant C-I).

 

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Figure 1. Les quatre quadrants décrivant les quatre perspectives issues des axes individuel-collectif et intérorité-extériorité.

Prenons un  exemple assez simple, le domaine de la maladie et de la santé :

  • Dans le quadrant individuel intérieur (I-I)  se trouve ce que ressent le patient : j’ai mal, j’ai peur, je suis fatigué etc. C’est la vision à la 1ère personne : comment cela m’affecte, qu’est ce que je ressens, est ce douloureux, et comment je vis avec cette maladie ?
  • Le quadrant individuel extérieur, (I-E) correspond aux symptômes, aux causes, aux examens que l’on peut faire sur cette maladie, les remèdes possibles, etc. c’est-à-dire à la maladie envisagée depuis une perspective extérieure et “objective”.
  • Le quadrant collectif-intérieur (C-I), en bas à gauche, correspond à la représentation que la société a de cette maladie : par exemple, une maladie, comme la peste jadis ou comme le Sida plus récemment, peut être vécue comme une punition que Dieu avait lancé contre les humains parce qu’ils péchaient et s’écartaient du chemin de Dieu. A l’époque moderne, triomphe de la médecine scientifique, la maladie est vue comme un dysfonctionnement organique que l’on peut analyser à partir de la physiologie du corps humain et que l’on peut soigner comme on répare une voiture, en prescrivant des pharmacopées testées pour leur efficacité cliniques. Avec le développement des médecines alternatives, certains voient la maladie comme un symptôme de causes psychiques, qu’il convient de lire et d’accueillir afin de comprendre ce que notre inconscient tente de nous dire au travers de cette maladie. On voit là qu’il s’agit de trois regards différents sur la maladie, issues de trois cultures différentes Nous verrons au chapitre suivant (chapitre 2) que ces trois visions correspondent à des courants culturels différents, à des manières spécifiques d’appréhender le monde.
  • Le quadrant collectif-extérieur C-E correspond à l’ensemble des structures sociales et économiques qui sont développées pour soigner : les hôpitaux, les dispensaires, mais aussi le conseil de l’ordre des médecins, les CHU, le systèmes des études permettant de devenir “soignant”, etc..

 

Les niveaux


Au cours de son existence, un individu ou un système collectif évolue, et passe par différentes stades de développement, lesquels sont identifiables et se présentent dans un ordre déterminé. Par exemple, sur le plan du développement cognitif, J. Piaget a montré que l’enfant passe successivement par une succession de stades allant du sensori-moteur,  au formel, en passant par le pré-opératoire et l’opératoire. Chaque stade correspond à une augmentation des capacités cognitives qui prend en compte plus d’éléments, dans un processus de type “transcende et inclut”, ce qui signifie que le niveau suivant inclut le niveau précédent. Mais ce qui est vrai du cognitif l’est aussi du sens moral, des capacités relationnelles, de nos critères esthétiques, des valeurs dans notre vie, c’est-à-dire de tout un ensemble de caractéristiques ou d’intelligences, pour reprendre le terme d’Howard Gardner, que Wilber appelle les lignes de développement. Le long de chacune de ces lignes, notre rapport au monde, aux êtres et aux situations progresse et pas nécessairement de manière uniforme. Par exemple, on peut très bien être très développé le long de la ligne cognitive et être moins avancé le long de la ligne relationnelle par exemple.
Nos capacités cognitives peuvent être très développées, mais pas notre aspect relationnel ni notre sens moral.
En d’autre terme notre conscience évolue, et elle se développe en prenant en compte des aspects de plus en plus large du monde qui nous entoure. On passe ainsi par une série de stades: fusionnel, ego-centrique, ethnocentrique, géocentrique (ou mondocentrique), etc. qui constituent à chaque fois un élargissement de notre perspective, une révolution copernicienne dans laquelle, à chaque fois, nous quittons le centre d’un univers que nous croyons conçu autour de nous, à notre mesure.
Cet aspect de la pensée intégrale est très proche de la Spirale Dynamique, et nous nous inspirerons de cette dernière pour caractériser chacun des stades de développement.

Les autres aspects


Le modèle AQAL de Wilber comprend aussi un ensemble d’autres éléments: les lignes de développement, les types, ainsi que la différence entre état stabilisé à un certain stade et état temporaires ou “peak experience”.

Jacques Ferber

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