L’animation d’un théâtre-forum

L’animateur de théâtre-forum  doit susciter l’intérêt des spectateurs, favoriser l’expression, le questionnement, l’implication mais également l’écoute et la prise de distance. Il doit transformer les points de vue qui semblent s’opposer, en appositions d’idées et ouvrir le champ des possibles dans les attitudes à adopter. Pour cela, il lui est nécessaire de  poser et de tenir un cadre qui donne confiance aux spectateurs mais également canalise leur expression.

Faire exprimer ce que les spectateurs ont observé et ressenti

« Est-ce que cette situation vous parle et est-ce que vous vous y reconnaissez ? Est-ce qu’il y a un problème dans cette situation ? Qui a un problème ? » Si le remplacement a transformé de façon claire la situation, on peut demander au public ce qui a changé et comment le protagoniste a fait. Puis demander aux personnages comment ils se sentent. Ainsi, on a une vision extérieure (observation) et intérieure (introspection). Si des objections ou commentaires sont apportés par le public, on reformule et on invite à aller plus loin : « est-ce que tu as une proposition ? » pour rebondir de façon fluide vers une autre proposition.

En premier lieu, on apprend à différencier l’observation d’une situation (les faits, les paroles, les gestes) de son interprétation (les intentions des personnages et la responsabilité de chacun dans la situation). L’observation permet d’entendre et de voir les faits et les comportements des personnages (l’extérieur) tandis que l’introspection permet de savoir ce qu’on a ressenti et pensé en observant la scène (son intérieur).

Des spectateurs décrivent ainsi une scène de théâtre-forum qu’ils viennent de voir :
Un jeune homme, Oussama, est en période d’essai  dans une entreprise. Il est en entretien individuel avec sa chef, Mme la boss, qui le félicite et lui propose de l’embaucher définitivement sous réserve qu’il change son prénom au téléphone suite à des remarques de clients. Oussama sort sans rien dire, en parle à sa collègue syndicaliste qui est scandalisée et lui demande de réagir.

Oussama refuse par peur de ne pas être embauché.

Ils font également part de leurs différents ressentis (colère, découragement, incompréhension…) et interprétations « c’est nul, c’est injuste, c’est pas très grave… » et découvrent ainsi que non seulement leurs observations sont incomplètes, partielles et filtrées mais que de plus elles sont teintées d’interprétation personnelle. Le travail consiste alors à transformer un jugement qu’on croit objectif « c’est mal, c’est nul, c’est faux » en une articulation entre une observation (extérieur) et une interprétation (intérieur). Par exemple, dans l’histoire d’Oussama, la phrase d’un spectateur «  Mme la Boss est raciste » a évolué grâce au questionnement et à la reformulation de l’animateur. Elle est devenue « pour moi, le fait de demander à un employé de changer de nom (acte observé), est inacceptable, je l’interprète comme une atteinte à la dignité de la personne et à son identité culturelle. Je l’assimile à une forme de racisme (interprétation). » La phrase d’un autre spectateur « Oussama se prend la tête pour pas grand-chose, il a un boulot, c’est ça l’essentiel, le nom c’est pas grave, si Mme Boss lui demande c’est pas par racisme, elle s’en fout, c’est pour les clients » a évolué vers « la demande de Mme La Boss de changer de nom pour les clients me parait dictée par des impératifs économiques et non pas pour humilier Oussama. Cette demande ne me choque pas et à la place d’Oussama, je prendrais un nom « fun »… ». Du coup, ces deux positions tranchées qui semblaient au départ s’opposer deviennent deux regards, certes différents mais pas opposés sur une même situation.

La première façon d’avoir accès à son intériorité ou à celle d’autrui consiste donc à différencier intériorité et extériorité puis à les relier. L’introspection permet de contacter sa propre intériorité et l’empathie permet de se représenter ce que les personnages ressentent à partir de ce qu’ils expriment.

La reformulation en théâtre-forum

Dans un théâtre-forum, la reformulation a plusieurs objectifs. D’abord, il s’agit de s’assurer que tous les spectateurs ont entendu et compris le point de vue qui vient d’être exprimé et donc, en quelque sorte, d’en accuser réception. De plus, la reformulation a pour objectif de mettre en lien ce point de vue avec d’autres points de vue et de favoriser l’écoute, le dialogue et l’évolution du regard de chacun. Il ne s’agit pas d’une reformulation d’approfondissement comme dans une relation d’aide ou de thérapie mais juste un éclairage rapide et léger sur ce qui a été dit.

Les remplacements par les spectateurs

Avec l’expérience, l’animateur articule de façon de plus en plus fine l’équilibre et le rythme entre le débat et le jeu, entre la scène et le public. La pièce est jouée, les spectateurs expriment leurs réactions, l’animateur reformule les différents points de vue jusqu’à ce qu’un spectateur dise quelque chose du genre : « Tel personnage pourrait faire … ». L’animateur l’invite alors à jouer sa proposition plutôt que de la raconter. Parfois le spectateur accepte tout de suite mais il peut également hésiter ou reculer dans sa chaise en refusant la proposition. Les spectateurs ont à la fois envie et peur de monter sur scène, certains ont suffisamment envie pour traverser leur peur, d’autres ont besoin d’un peu de temps et enfin certains ne sont pas prêts. L’accompagnement consiste à aider le spectateur à se dépasser sans pour autant le violenter et nécessite donc d’être à l’écoute et bienveillant. Si personne ne veut remplacer les personnages, (situation finalement assez exceptionnelle), on peut tout simplement demander au public de « coacher » le personnage en lui donnant des idées d’attitudes nouvelles à explorer, ce qui en général conduit au bout d’un moment les spectateurs à incarner leurs propositions. En effet, le comédien ne fait jamais exactement ce qui est proposé par le public et c’est d’ailleurs ainsi qu’est née l’approche du théâtre-forum !

Une fois que le spectateur est en jeu, se pose alors la question de savoir quand arrêter le remplacement : si c’est trop court, on n’a pas le temps d’en ressentir les effets, si c’est trop long, le public se démobilise. Là aussi, l’expérience de l’animateur l’aide à percevoir si l’essentiel a été dit, si le changement a été amorcé de façon suffisamment sensible et observable pour générer du débat avec la salle.
Certains facteurs plus concrets donnent également des repères pour gérer cette durée des remplacements :

  • quand un résultat évident est produit et qui déclenche d’ailleurs souvent les rires et applaudissements du public ;
  • quand le spect-acteur sort de son personnage pour faire part de sa difficulté à mettre en œuvre ce qu’il avait prévu ;
  • ou encore quand la situation n’avance pas et que la transformation ne semble pas s’amorcer.

Quelle que soit la nature du remplacement, il est important de toujours remercier le spect-acteur et de synthétiser en une phrase l’apport qu’il a fait.  Même si cet apport semble parfois dérisoire, son intervention nous enseigne toujours quelque chose. Par exemple, un remplacement où le spect-acteur reproduit la même situation que dans la phase initiale peut sembler inintéressant. Or, il nous apprend que ce n’est pas si facile d’apporter du changement et que parfois même si on a l’intention de changer quelque chose, on se retrouve pris dans des rails desquels on n’arrive pas à sortir. Cette attention bienveillante est essentielle pour le spectateur lui-même qui a pris le risque de monter sur scène mais elle participe à la mise en œuvre d’un climat respectueux et ancré sur le dialogue.
Si le remplacement a apporté une transformation assez évidente, on demande alors au public les changements dont il a été témoin et également comment le spectateur s’y est pris pour amorcer cette évolution. On peut demander également aux différents personnages quel impact cette intervention a eu sur leur intériorité. Puis l’animateur cherche à synthétiser en quelques phrases les apports de l’intervention mais aussi les questions, les risques ou les enjeux qu’elle amène. L’objectif est d’impulser d’autres propositions pour que s’installe progressivement une dynamique de recherche collective.

Si le remplacement semble stagner, on peut faire un « arrêt sur image » pour « prendre des nouvelles du spect-acteur » : « qu’est-ce qui se passe pour lui ? » On peut demander au public ce qu’il a observé ou ce qu’il suggère. On tente alors d’aller plus loin avec ce même spect-acteur ou un autre. L’animateur, avec l’aide du public, accompagne alors la proposition du spectateur, « ce qu’il tente de faire », pour lui donner plus de chances de réussir. Pas à pas, on vérifie ce qui se passe en lui et dans les autres personnages, comme si on passait au scanner de façon continue l’impact des attitudes et paroles sur les états intérieurs. Cet accompagnement approfondit la conscience de soi et des autres en situation de stress et de conflit : tout en agissant, on agit, on tente de rester au plus près de ce que l’on ressent et de ce que les autres ressentent, on affine les capacités de ses capteurs internes et externes pour pouvoir en « temps réel » ajuster son cap et sa vitesse.

Certains remplacements viennent parfois malmener l’animateur parce qu’ils choquent ses valeurs et rendent plus difficile l’écoute et l’accueil du point de vue. Par exemple, dans des théâtre-forums sur la violence, certains participants jouent un « agresseur » plus violent encore que dans la scène initiale, ou un « dealer » plus manipulateur… ce qui renforce souvent la tension et accentue le drame. Ces remplacements sont déconcertants et déstabilisants parce qu’ils viennent malmener nos valeurs humanistes de respect. Mais si on arrive à les entendre sans les juger, ils permettent un travail en profondeur extrêmement riche. Ces remplacements génèrent souvent de l’agitation dans le public ou à l’inverse un état de sidération parce qu’ils abordent « la part d’ombre » de l’oppresseur qui est en chacun de nous. Le remplacement de l’oppresseur permet d’explorer encore plus loin cet espace où l’on a du pouvoir sur autrui. L’animateur peut alors demander au spect-acteur comment il se sent d’agir ainsi et, en général,  il ressent du plaisir, de la puissance et de la liberté.  C’est le cas, par exemple, de Lisa qui, dans un théâtre-forum sur les conduites addictives, remplace l’élève qui se drogue pour se droguer encore plus et envoyer balader ses copains et la prof qui intervient. La foule de lycéens l’applaudit à tout rompre. Alors que l’animatrice lui demande ce qu’elle a voulu montrer dans cette scène, elle répond : « On n’arrête pas de nous parler des dangers de la drogue, mais d’abord si on se drogue c’est pour le plaisir… ». L’animatrice acquiesce, reformule pour le public et la remercie d’avoir permis de mettre en lumière cette motivation essentielle. Puis  elle lui demande quelles sont les conséquences possibles de son attitude sur son avenir et sur sa relation avec les copines. Elle pense passer en conseil de discipline et peut-être se voir exclue et reconnaît que ce n’est pas ce qu’elle souhaite. Quant aux copines, elle ne sait pas trop. L’animatrice donne la parole aux personnages qui disent qu’elles ont été choquées par la manière dont elles ont été traitées et qu’elles comptent prendre de la distance. Lisa entend et acquiesce.

En reformulant les bénéfices du comportement sans pour autant juger le personnage, l’animateur accepte inconditionnellement l’intériorité du personnage et peut alors l’inviter à approfondir les conséquences de son acte sur lui-même et sur sa relation aux autres.
L’animation d’un théâtre-forum demande donc de prendre la distance avec les points de vue exprimés et d’éviter les a priori sur les solutions proposées.

Autres chapitres du livre « Le théâtre-forum : une approche de développement relationnel » de l’ouvrage « Le monde change. Et nous ? »

Les commentaires sont clos.