Armand a 2 ans. Il est 21 heures et le rituel du coucher est bien parti pour durer une bonne partie de la soirée. Armand a voulu finir son jeu de construction, ce que sa mère a accepté pour éviter une crise. Il a ensuite demandé une histoire que son papa lui a lu avec plaisir puis une deuxième que son papa lui a lu pour éviter la crise. Armand semble prêt à accepter de s’endormir sous réserve que sa mère reste allongée près de lui, ce qu’elle fait depuis qu’il est tout petit. Ce soir, la mère fatiguée, refuse, ce qui déclenche « la crise ». Armand pleure, hurle, se tape la tête, se relève, « s’étrangle de rage », donne l’impression qu’il va vomir. Les parents sont anxieux, la mère craque et accepte de se coucher près de lui pour qu’il s’endorme. Une demi-heure après, « le petit ange » dort. Il est 22h30. Les parents, fatigués, vont eux-mêmes se coucher sans avoir eu de temps pour se retrouver. Une ou deux fois dans la nuit, Armand se réveille, hurle parce qu’il a perdu sa tétine, veut des bras réconfortants puis se rendort. Vers 7 heures, il est debout, exigeant sur le champ, son biberon puis quelqu’un pour jouer avec lui. Ce scénario qui se répète presque toutes les nuits depuis des mois, génère des tensions dans le couple mais également une fatigue et un ras-le-bol qui s’expriment parfois par des cris et gestes brutaux envers Armand. Ces parents qui aiment leur enfant plus que tout, sont choqués de sentir monter en eux cette violence à son égard et culpabilisés de leur impuissance et de la perte de contrôle de leurs gestes. Ils décident donc de consulter un psychologue…
Les parents débordés par leurs enfants, entre 1 et 5 ans, sont de plus en plus nombreux. Des enfants qui, comme le témoignent les nombreux articles, ouvrages ou émissions sur ce sujet, malmènent les parents qui, épuisés et las, cèdent souvent devant leurs exigences. La fréquence de ces situations interroge d’autant plus que l’on observe également un désarroi des professionnels de la petite enfance, en crèche et à l’école maternelle, face à des enfants agités, hyperactifs et allergiques à la frustration. Cette évolution dépasse les problématiques individuelles et s’inscrit dans un mouvement global de société qu’il importe de comprendre afin de redonner aux parents et aux adultes, de façon plus générale, la capacité de guider et de contenir enfants et adolescents.
Des parents si bienveillants
Notre société a fait un travail considérable pour informer les parents des besoins du bébé et favoriser ainsi la bientraitance des tout-petits. La majorité des couples ont moins d’enfants, les font plus tard et par choix. Ils s’en occupent avec attention, amour et tendresse et s’inquiètent de leur développement physique et intellectuel. Ils se préoccupent des conséquences sur leur psychisme d’une séparation, de l’arrivée d’un cadet, de la mort d’un proche, achètent des ouvrages sur le sujet et n’hésitent pas à frapper à la porte d’un psy si besoin. Cet accueil attentionné du bébé lui procure une enveloppe protectrice et chaleureuse, fondement de l’estime de soi et de la confiance dans la vie. Tous les clignotants semblent donc au vert pour que l’enfant se développe bien. Et pourtant, cette attention ne suffit pas. Après une première année, fatigante mais enchantée, l’ambiance se gâte. L’enfant commence à marcher, son territoire s’agrandit et sa capacité à explorer et à communiquer également. Les parents sont émerveillés de ses progrès et de sa volonté à vouloir faire « tout seul » et à choisir. Le monde s’avère un terrain d’aventures terriblement excitant mais également effrayant… Du coup, l’enfant oscille entre la protection (maman, doudou, tétine, biberon…) et la nouveauté (jouets, personnes, lieux…) : il veut grandir et rester bébé. Pour tenter de concilier les joies de l’exploration avec la sécurité de la matrice, l’enfant cherche à soumettre son entourage. Progressivement, les parents, qui étaient au service de façon juste et adaptée aux besoins du bébé, se retrouvent sous l’emprise de l’enfant qui impose ses désirs et ses refus avec une puissance déconcertante. En effet, si ses progrès sont bien réels, l’enfant reste cependant très dépendant de ses pulsions et ce que les parents interprètent comme de l’autonomie ressemble plutôt au désir de dominer le monde. Les dégâts occasionnés ne sont pas négligeables : d’un côté, des parents qui s’inquiètent, s’épuisent et se culpabilisent, de l’autre côté, l’enfant qui, comme nous allons le voir, est freiné dans son développement psychique et relationnel.
La frustration : étape incontournable
Pourquoi tant de parents, en bonne santé physique et psychologique, sont-ils actuellement malmenés par ces « bouts de choux » ? Parce qu’ils se refusent à utiliser la contrainte, de peur de blesser l’enfant, voire de le traumatiser. Toute injonction ou pression envers l’enfant leur rappelle l’autoritarisme des générations précédentes dont ils redoutent les dégâts psychiques et physiques. Respectueux de leur enfant, ils sont émus par ses pleurs et ses cris et tentent de lui atténuer les épreuves. Ils interprètent comme une souffrance insupportable ce qui n’est le plus souvent qu’une frustration que l’enfant est capable de traverser. Rechignant à s’imposer en force, les parents cherchent à se faire entendre en utilisant d’autres leviers plus compatibles avec leurs valeurs. Ils tentent de raisonner l’enfant : ils expliquent une fois, deux fois, dix fois, en espérant que l’enfant comprenne et donne son assentiment avec le sourire. Leurs demandes prennent d’ailleurs souvent cette forme : « tu va faire … parce … D’accord ? ». Le « D’accord ? » final signe la demande d’acquiescement et laisse la porte ouverte au désaccord : « « Non », peut répondre l’enfant, pour qui la logique du discours a bien peu de poids face à un psychisme gouverné par le principe du plaisir immédiat. L’enfant choisira toujours ce qui est le plus facile, le plus accessible parce qu’il n’a pas encore la capacité à intégrer les bienfaits à long-terme que cette frustration immédiate pourrait lui procurer. Autre piste pour se faire entendre : l’empathie. Les parents espèrent que l’amour qu’ils éprouvent pour leur enfant l’incitera à en faire preuve à son tour. Las, le petit enfant est encore bien incapable de se mettre à la place de l’autre. Il commence tout juste à sortir de la fusion émotionnelle qui le relie à sa mère, découvre le puissance du « Je » et est nécessairement égocentrique. Ces tentatives de s’appuyer sur la raison et sur l’amour pour éviter la frustration et la crise qui en découle se révèlent donc peu efficaces. Elles s’achèvent souvent par la victoire de l’enfant qui obtient ce qu’il veut ou à l’inverse, par une perte de contrôle de l’adulte qui s’impose violemment. Dans les deux cas, l’adulte éprouve de la culpabilité et du découragement et l’enfant peine à grandir.
L’adulte qui cherche à épargner l’enfant, l’empêche de trouver sa force intérieure et de devenir le héros qui « survit » aux frustrations, séparations et autres épreuves de la vie. Ce souci de protéger l’enfant se transforme alors en nasse affective dans lequel l’enfant est retenu inconsciemment dans le nid. Ce qui donne cet étonnant mélange d’enfants qui développent une bonne estime d’eux-mêmes (ils se savent aimés et ont conscience de leur valeur) mais deviennent de jeunes adultes ayant peu confiance en eux face aux épreuves et difficultés.
En confondant autorité et maltraitance, les adultes se privent d’un levier essentiel au développement de l’enfant : un ordre et des règles qui, parce qu’ils frustrent, obligent l’enfant à passer progressivement d’attitudes égocentriques, propres au bébé, à des attitudes plus élaborées, qui prennent en compte son avenir et le collectif. Dès lors, la question essentielle, pour les parents, n’est plus d’éviter à l’enfant toute frustration mais de trouver des repères les aidant à différencier la frustration qui fait grandir de la souffrance destructrice.
Différencier frustration et souffrance
La souffrance se confond avec la frustration car les symptômes sont proches : cris, pleurs, bras tendus pour demander de l’aide… qui sont comme des signaux d’alarme, invitant le parent à réagir. Comment les distinguer ?
La souffrance naît d’une épreuve (accident, maladie, échec, agression, humiliation, rejet) qui dépasse les capacités d’intégration de la personne. Elle est accentuée lorsque l’entourage, qui est censé protéger, ne la voit pas, la nie ou, plus grave encore, est la source de souffrance, comme c’est le cas dans des situations de maltraitance, d’harcèlement et d’inceste. Vécue dans la solitude, l’impuissance ou la honte, elle atteint profondément la personne et nécessitera un accompagnement et des soins pour permettre à la personne de retrouver une estime d’elle-même et une confiance dans la vie.
A l’inverse, la frustration est l’expérience d’un manque, d’une limite qui est à la hauteur des capacités de l’enfant. Elle l’oblige à quitter le principe de plaisir immédiat, privilège du tout-petit pour traverser la difficulté en s’appuyant sur ses propres ressources. Elle est parfois imposée par la vie comme, par exemple, l’impossibilité financière des parents à pouvoir offrir à leurs enfants ce qu’ils désirent (Heureuses familles où la frustration est incontournable…) mais le plus souvent ce sont les parents qui doivent assumer de frustrer en appliquant des règles de vie qui semblent répondre aux besoins et capacités de l’enfant (sommeil, nourriture, jeux, rythme, propreté..). Ces règles donnent à l’enfant des repères, fixes et donc fiables, qui canalisent sa vitalité impulsive. Elles sont comme un mur d’escalade dont le niveau de difficulté correspond à l’âge de l’enfant. L’adulte guide et protège l’enfant tout en l’incitant à traverser ses peurs et à trouver ses points d’appui qui l’aident à s’élever. L’enfant ne peut modifier le mur d’escalade et doit s’en sortir avec les prises qui sont là. C’est ainsi qu’il intègre et intériorise le « principe de réalité » qui est une phase normative structurante car elle lui permet de se dépasser. C’est grâce à cette intégration des règles posées par ses parents, qu’il pourra ensuite, grâce à sa réflexion, questionner l’intérêt de ses règles, les négocier et proposer des alternatives.
Pour frustrer de façon éducative, les adultes doivent donc évaluer les capacités de l’enfant, imposer et contenir sans violenter mais aussi remettre en question les règles posées pour qu’elles restent justes et adaptées aux besoins de l’enfant.
Evaluer les capacités de l’enfant
Le désir de protéger son enfant et la peur de le traumatiser incitent parfois les parents à sous-estimer les capacités psychiques de leur enfant à s’en sortir sans eux… C’est pourquoi, il est important que les parents puissent échanger entre eux, avec d’autres parents ou des pédiatres ou pédo-psychiatres pour mieux cerner si leurs demandes et exigences correspondent aux capacités physiques, cognitives, émotionnelles des enfants de cet âge. Savoir que l’enfant est capable de traverser la difficulté aide le parent à tenir même si l’enfant hurle son incapacité à le faire….
Frustrer l’enfant ne veut pas dire devenir psychorigide : certes, l’adulte a la responsabilité de poser le cadre et les règles répondant au mieux aux besoins de l’enfant et à ses propres besoins, mais, à l’intérieur de ce cadre auquel il ne déroge pas, il peut laisser un peu de marge de manœuvre à l’enfant et éviter ainsi de s’enfermer dans un duel. Par exemple, l’enfant peut choisir entre lire telle ou telle histoire (mais pas les deux), mettre tel ou tel vêtement (mais un vêtement de saison), manger la purée puis le dessert ou arrêter le repas là…. C’est ainsi qu’il développe progressivement sa capacité à articuler la gestion de la frustration et l’exercice de la liberté.
Frustrer et contenir sans violenter
La frustration entraîne parfois des crises spectaculaires (cris, pleurs, vomissements, coups…), tentatives désespérées de faire pression pour obtenir ce que l’on veut, mais également décharge énergétique face à l’impossibilité d’obtenir satisfaction. La crise n’est pas en soi un problème, l’entourage doit simplement éviter que l’enfant ne se blesse, ne blesse autrui ou ne mette en pièces son environnement. Gérer la frustration, ça s’apprend, comme marcher, parler ou lire… L’enfant s’y reprend à plusieurs fois et on a besoin d’être guidé et entouré. Il traverse une épreuve difficile, point n’est besoin d’en rajouter en le frappant, le brutalisant ou l’humiliant. Expliquer ou chercher à entrer en relation n’est pas non plus pertinent car l’enfant, sous l’emprise de l’émotion, n’entend plus rien et n’est pas accessible à la raison. En revanche, la présence calme et bienveillante de l’adulte qui accueille l’émotion de l’enfant avec empathie sans pour autant céder, ne génère ni refoulement ni traumatisme, mais à l‘inverse, augmente la confiance en soi.
Si cette crise est insoutenable pour l’adulte, au point qu’il risque de céder ou de basculer dans la violence physique ou psychique, il est préférable qu’il s’éloigne, en passant le relais à un autre adulte, ou en occupant son esprit à autre chose. En prenant de la distance, il sort de l’emprise psychique dans laquelle il est et aide l’enfant à faire de même.
Adapter les règles et les faire évoluer
Toutefois, contraindre l’enfant et obtenir qu’il obéisse, n’est qu’une étape dans le développement mais n’est, bien évidemment, pas le but ultime. Au fur et à mesure qu’il intègre la capacité psychique à gérer les frustrations, il est important d’inviter l’enfant à questionner le sens et la justesse des valeurs sous-jacentes aux règles. C’est la fonction d’instances formelles tel le « conseil de famille », qui de façon régulière et cadrée, permet d’évoquer et de gérer les désaccords, d’écouter et de consulter les enfants et de faire évoluer les règles. Les désaccords sont parlés, le sens des règles est réexaminé, et chacun est invité à proposer des solutions susceptibles de respecter les valeurs et besoins de chacun. Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans la confusion actuelle qui voudrait que la démocratie annule toute hiérarchie et différence de statut alors qu’elle invite uniquement à l’égalité des droits et au respect de chacun. Le parent a un statut qui lui confère une responsabilité envers l’enfant et donc le droit et même parfois l’obligation de le contraindre. L’enfant, de son côté, a le droit d’être protégé, voire retiré à ses parents, si ceux-ci le maltraitent ou le négligent.
En conclusion, les parents, qui frustrent leur enfant, dans les conditions énoncées ci-dessus, ne sont ni autoritaristes, ni maltraitants. A l’inverse, ils assument l’inconfort d’être temporairement détestés par leur enfant qu’ils privent d’un plaisir immédiat. Cette fermeté bienveillante offre une structuration psychique à l’enfant, qui lui permettra de faire face aux turbulences pulsionnelles et émotionnelles de l’adolescence, de façon plus sereine et moins réactive.
Véronique Guérin, psychosociologue, auteure de « A quoi sert l’autorité ? » et réalisatrice du DVD « je pleure ou je tape ? le développement relationnel de l’enfant de 0 à 3 ans ».